Biographie de l’Auteur

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Honoré de Balzac est un écrivain français né à Tours en 1799 et mort à Paris en 1850. Balzac est probablement, avec Victor Hugo, le plus connu des écrivains du Dix Neuvième siècle, mais à la différence de Victor Hugo, il ne fait pas l’unanimité. Il est souvent associé avec la peinture cruelle du monde bourgeois, ou alors avec une tendance à faire des descriptions à n’en plus finir. De lui, on retient La Comédie Humaine, comprenant plus de quatre-vingt-dix œuvres dont les plus célèbres sont « Les Chouans », « Le père Goriot », « Les Illusions perdues »… Balzac est aussi l’un des auteurs les plus méconnus. Bien plus qu’un écrivain réaliste du siècle bourgeois, Balzac s’est essayé à de nombreux styles, roman historique, fantastique, ésotérisme, espionnage, policier…  Il laisse une œuvre considérable et dont l’influence n’est pas encore bien comprise.

Biographie de Balzac

Honoré de Balzac est l’un des quatre enfants de Bernard François Balssa et d’Anne-Charlotte-Laure Sallembier. Son père est secrétaire au conseil du roi et sa mère vient d’une famille de passementiers. Il a une affection particulière pour sa sœur Laure. A partir de 1807, il est pensionnaire au collège des oratoriens de Vendôme, puis à partir de 1814, il étudie au collège de Tours. Puis il continue ses études à Paris, bientôt rejoint par sa famille. Honoré obtient son baccalauréat, suit des cours de Droit puis devient clerc de notaire. Peu à peu il se découvre une vocation littéraire, et commence à écrire. C’est une rupture avec son milieu bourgeois. Il devient l’amant de Laure de Berny, femme de vingt ans son aînée, et dont l’influence traversera son œuvre, et surtout dans les personnages de femme. Admirateur de Walter Scott, Balzac s’essaie au roman historique. Mais la plupart de ses romans de jeunesse sont des échecs commerciaux. Il les considérera comme des échecs littéraires, indignes de figurer aux côtés de ses autres œuvres, les cent trente-sept…Et elles tomberont dans l’oubli. Balzac veut devenir riche. Comme beaucoup de ses contemporains, il se lance dans les affaires. Il sera imprimeur, il cultivera même des ananas, exploitera des mines d’argent désaffectées en Sardaigne. Il échoue partout. Il se lance aussi dans l’édition. Il fait rapidement faillite (en 1826), et se relance dans l’écriture. Il connaît enfin le succès avec « Les Chouans » en 1829, publié chez l’un de ses anciens associés (un de ceux avec qui il avait précédemment connu la faillite). Devenu célèbre, il s’essaie aussi au journalisme, expose ses opinions politiques, monarchistes et conservatrices. Quelques années plus tard, en 1834, année de la parution de « Le père Goriot », Balzac achètera même un journal, La Chronique de Paris, qui fera également faillite deux ans plus tard.

En 1831, la parution de « La peau de chagrin » est un succès majeur. Au fur et à mesure qu’il écrit, la Comédie Humaine s’ébauche. Plusieurs liaisons amoureuses marqueront sa vie. D’abord il y son amitié avec Zulma Carraud, puis évidemment, il y a la passion, longuement épistolaire, avec la Comtesse Hanska. Il séjournera plusieurs fois en Ukraine chez la Comtesse, et finira par l’épouser en 1850. Entre temps, travailleur infatigable, acharné (avec sa cafetière qui lui tenait compagnie pendant qu’il écrivait toute la nuit) il aura laissé l’une des œuvres les plus magistrales de la littérature française. A partir de 1843, sa santé devient fragile, et les déceptions s’accumulent : il n’est pas élu à la Constituante en 1848, il n’est pas élu à l’Académie Française. Toute sa vie, Balzac aura cherché la reconnaissance de ses contemporains. Il aura rajouté une particule à son nom, cherché le succès dans l’édition, voulu faire de la politique, et être reconnu par ses pairs, mais l’homme qui écrivit l’une des œuvres les plus ambitieuses et les plus lucides sur la nature humaine n’aura jamais su se connaître et s’accepter. Lucide sur ses contemporains, il n’en exigeait pas moins qu’ils l’aiment et l’admirent. Peut être que le meilleur éclairage nous est apporté par l’un de ses romans, « Louis Lambert », le plus autobiographique de tous ; il décrit l’itinéraire d’un jeune homme génial, inspiré, assoiffé d’absolu, mais mal aimé et incompris.

La Comédie Humaine

Si Zola s’est « officiellement » inspiré de La Comédie Humaine (le nom est inspiré de la Divine Comédie de Dante), et que l’intention de dépasser l’œuvre de Balzac est derrière l’idée des Rougon-Macquart, Balzac ne s’inspire pas vraiment d’un modèle pour façonner la Comédie Humaine. Et d’ailleurs, l’idée ne lui vient pas tout de suite. Entre 1830 et 1834, Balzac expérimentera avec les personnages récurrents, et de là lui viendra l’ambition de peindre son monde contemporain. Il regroupera les œuvres par thèmes, accumulera les personnages, les fera revenir, leur trouvera des parentés, des liens, des itinéraires communs, croisés (d’où sa constante réécriture de romans précédemment publiés), et des thèmes récurrents qui fondent la vraie structure de l’ensemble, pourtant divisé en partie distinctes d’une façon qu’il expliquera mieux lui-même : « à la base de l’édifice : les Etudes de mœurs représentent les effets sociaux. La seconde assise est les Etudes philosophiques, car, après les effets viendront les causes…Puis, après les effets et les causes, doivent se chercher les principes. Les mœurs sont dans le spectacle, les causes sont dans les coulisses et les machines. Les principes, c’est l’auteur, mais, à mesure que l’œuvre gagne en spirales les hauteurs de la pensée, elle se mesure et se condense. »

C’est la théorie. Mais nous ne sommes pas sûrs que Balzac ait été un génie du plan et de la structure, comme Zola, disons. Contrairement aux Rougon-Macquart, il faut prendre beaucoup de recul afin d’apprécier l’œuvre, sa logique etc…Car l’œuvre est tout bonnement gigantesque : si l’immense richesse offerte par la juxtaposition de deux mille personnages parsemant cent trente sept œuvres dont quatre-vingt dix romans donne le tournis, chaque roman peut être appréhendé séparément. Ce sont les mêmes thèmes qui apparaissent encore et toujours, beaucoup plus comme le produit d’un compositeur génial qui donne dans les variantes, et reprend la même architecture, mais avec de subtiles variations derrière des extérieurs d’apparence distincte. Beaucoup de personnages se ressemblent. Si les extérieurs et les histoires changent, le lecteur non spécialiste de Balzac a le sentiment d’une éternelle répétition des mêmes schémas humains, de la même dynamique sociale, que les mêmes obsessions reviennent, encore et toujours, avec évidemment quelques notables exceptions, telle l’extraordinaire « La peau de chagrin », un des plus beaux textes de la littérature française, et le meilleur livre de Balzac assurément.

Finalement, que Balzac ait refusé que ses premières œuvres soient incluses dans l’ensemble de La Comédie Humaine montre de nouveau son obsession et sa soif d’absolu. Il voulait réaliser quelque chose d’unique, La Comédie Humaine, où tout serait contenu. Et en cela, il est absolument unique. Il a inventé, créé un monde aux dimensions presque…surhumaines.

Pour réaliser cette œuvre gigantesque, Balzac reprendra un nombre étonnant de fois la majorité de ses romans, et cette œuvre, il la réalisera en vingt ans. Quels en sont donc les thèmes ?

Les thèmes de Balzac

D’abord, il y a l’argent. L’argent est partout, dans l’œuvre de Balzac. Et contrairement à l’œuvre de Zola, l’argent n’est pas un simple vecteur du sexe. Balzac se livre à des observations d’une minutie extraordinaire, nous livre les affaires de chaque personnage, du petit rentier au géant de la finance, avec une richesse de détails qui ne souffre aucune comparaison. Alors, naturellement, on peut ébaucher deux théories, l’une raisonnable, et l’autre audacieuse. La première, c’est que Balzac était un observateur génial de son temps et de son époque, et que l’argent était bien le mécanisme explicatif du Dix Neuvième siècle, comme la consommation sera certainement vue comme la grille de lecture de la seconde moitié du Vingtième siècle. En cela, l’argent se gagne, ou se vole, ou s’escroque. Une chose est sûre : toute personne qui s’enrichit le fait toujours malhonnêtement. En cela, quelques années avant Marx, avant tout le monde, Balzac a peut être compris le Dix Neuvième siècle. L’autre hypothèse, c’est que La Comédie Humaine n’est qu’un gigantesque exutoire, et que Balzac ne cesse de mettre en scène ce qu’il n’a pas. Il y a probablement un peu des deux, mais nous trouvons que Balzac, inspirateur de Marx, ça a tout de même de l’allure…

Ensuite, il y a le Droit. Balzac est peut être le premier à voir les grands thèmes de son époque, car la fin de la noblesse, et la domination sans partages de la bourgeoisie, ce sont bien la manipulation de l’argent, et la protection du Droit qui en sont les principaux vecteurs. Ancien clerc de notaire, destiné au notariat, le Droit, Balzac connaît, et ses descriptions des mécanismes juridiques ainsi que du fonctionnement du système judiciaire français sont tout bonnement époustouflantes. À la différence de Zola, on sent le vécu.

La morale balzacienne. Dans presque tous les romans balzaciens s’échafaude une morale qui, nous le croyons, a profondément influencé la société française, et la perception qu’elle a de la bourgeoisie et de l’argent. Il n’y a pas de personnages bien intentionnés qui ne finissent mal. Toute personne trop honnête ou naïve sera à un moment la proie d’un rapace qui le dépouillera, le violera, le jouera, conduira à sa misère, sa déchéance, son suicide, sa mort accidentelle, la perte de ceux qu’elle aime. Si les êtres trop honnêtes sont systématiquement sacrifiés à la manière de l’agneau sur l’autel de la société presque choquée que l’on ait pris ses vessies pour des lanternes, ses sacrements pour des vérités, certains personnages, les forts, les êtres intelligents et endurcis, sont parfois plus ambivalents. Capables de pitié, ils n’hésitent jamais à se venger, à ruiner, tromper, voire assassiner, mais au moins ils ont un code de morale qui a le mérite de garder une certaine cohérence, contrairement au code de morale complètement absurde qui régit la société et que tous acceptent, bien que tous sachent que les règles officielles n’ont rien à voir avec les règles réelles, sauf les gens honnêtes, lesquels finissent toujours par le payer.

Les femmes de la société. Beaucoup arrive par les femmes dans les romans de Balzac. Celles qui ont du pouvoir et de l’expérience, sans pour autant être des parangons de vertu ou d’honnêteté, ont souvent un esprit manipulateur extraordinairement développé, et une intelligence situationnelle rare, qu’envieraient la plupart du temps leurs crétins de maris. Encore une fois, la vie personnelle de Balzac (Laure de Berny) permet de comprendre les particularismes de ses personnages féminins.

Les forts et les faibles. Finalement, n’ayons pas peur des mots, et ne nous cachons pas derrière un vocabulaire d’expert complètement hors de propos, le monde de Balzac est un monde foncièrement injuste. Au-dessus de la société, ou parfois à ses marges, règnent des êtres sur puissants, financiers (Nucingen), nobles (Diane de Maufrigneuse…), les juges (Camusot), les policiers (Corentin), et même les criminels (Vautrin, alias Jacques Colin, ou Carlos Herrera). Au bas de la société vivent les exploités, et entre les deux naviguent des êtres qui soit s’élèvent et retombent par manque naïveté, idéalisme ou manque de duplicité (César Birotteau), ou alors parviennent à se maintenir en s’adaptant à leur environnement (Rastignac). Nous croyons que l’œuvre de Balzac est à la fois un reflet de la société française qui s’ébauche dans les années trente, une société de vaincus (vaincus de la guerre, retard industriel, futurs colonisateurs africains et déjà vaincus dans la course aux colonies du Canada et des Indes, futurs vaincus contre la Prusse, révolutionnaires vaincus, nobles en perte de vitesse, bonapartistes vaincus, vaincus des classes sociales populaires, futurs vaincus de la noblesse…), dont la multiplication de révolutions qui étayent le siècle, et qui nous donneront le Second Empire et la Troisième République, explique le profond ressentiment et la déchirure, que cette société là, Balzac la comprend et l’explique, mais qu’en retour, l’œuvre de Balzac façonne aussi le pessimisme fondamental de la société française depuis le Dix Neuvième siècle, si différent de la France des Lumières.

Balzac et le fantastique

On oublie souvent que Balzac est un écrivain du fantastique. Comme nous le disions, « La peau de chagrin » est probablement notre livre préféré, et d’ailleurs Balzac lui-même attachait un grand prix à ses « Études philosophiques » dont « La peau de chagrin » faisait partie. De même que son admiration pour Walter Scott l’avait tourné vers le roman historique, et avait donné « Les Chouans », son intérêt pour Hoffmann le pousse vers le genre fantastique. « Maître Cornélius », « Séraphîta », « Sarrasine », et évidemment « La peau de chagrin ». Avec la traduction des contes d’Hoffmann en France, Balzac trouve le genre trop commun, et se tournera vers d’autres objets littéraires.

Balzac et le roman policier

Nous en parlerons davantage au moment de la publication de « Splendeurs et misères des courtisanes », mais Balzac est-il l’inventeur du roman policier ? « Une ténébreuse affaire », « Splendeurs et misères des courtisanes », « L’auberge rouge » autant d’affaires policières, où est démonté le système judiciaire, où s’affrontent policiers machiavéliques et criminels sans scrupules, où l’enquête et les éléments de l’enquête sont analysés, où la psychologie des criminels est examinée à la loupe.

© 2015 - Les Éditions de Londres

LA MAISON NUCINGEN

À Madame Zulma Caraud.

N’est-ce pas à vous, madame, dont la haute et probe intelligence est comme un trésor pour vos amis, à vous qui êtes à la fois pour moi tout un public et la plus indulgente des sœurs, que je dois dédier cette œuvre ? daignez l’accepter comme témoignage d’une amitié dont je suis fier. Vous et quelques âmes, belles comme la vôtre, comprendront ma pensée en lisant la Maison Nucingen acollée à César Birotteau. Dans ce contraste n’y a-t-il pas tout un enseignement social ?

De Balzac.

Vous savez combien sont minces les cloisons qui séparent les cabinets particuliers dans les plus élégants cabarets de Paris. Chez Véry, par exemple, le plus grand salon est coupé en deux par une cloison qui s’ôte et se remet à volonté. La scène n’était pas là, mais dans un bon endroit qu’il ne me convient pas de nommer. Nous étions deux, je dirai donc, comme le Prud’homme de Henri Monnier : « Je ne voudrais pas la compromettre. » Nous caressions les friandises d’un dîner exquis à plusieurs titres, dans un petit salon où nous parlions à voix basse, après avoir reconnu le peu d’épaisseur de la cloison. Nous avions atteint au moment du rôti sans avoir eu de voisins dans la pièce contiguë à la nôtre, où nous n’entendions que les pétillements du feu. Huit heures sonnèrent, il se fit un grand bruit de pieds, il y eut des paroles échangées, les garçons apportèrent des bougies. Il nous fut démontré que le salon voisin était occupé. En reconnaissant les voix, je sus à quels personnages nous avions affaire. C’était quatre des plus hardis cormorans éclos dans l’écume qui couronne les flots incessamment renouvelés de la génération présente ; aimables garçons dont l’existence est problématique, à qui l’on ne connaît ni rentes ni domaines, et qui vivent bien. Ces spirituels condottieri de l’Industrie moderne, devenue la plus cruelle des guerres, laissent les inquiétudes à leurs créanciers, gardent les plaisirs pour eux, et n’ont de souci que de leur costume. D’ailleurs braves à fumer, comme Jean Bart, leur cigare sur une tonne de poudre, peut-être pour ne pas faillir à leur rôle ; plus moqueurs que les petits journaux, moqueurs à se moquer d’eux-mêmes ; perspicaces et incrédules, fureteurs d’affaires, avides et prodigues, envieux d’autrui, mais contents d’eux-mêmes ; profonds politiques par saillies, analysant tout, devinant tout, ils n’avaient pas encore pu se faire jour dans le monde où ils voudraient se produire. Un seul des quatre est parvenu, mais seulement au pied de l’échelle. Ce n’est rien que d’avoir de l’argent, et un parvenu ne sait tout ce qui lui manque alors qu’après six mois de flatteries. Peu parleur, froid, gourmé, sans esprit, ce parvenu nommé Andoche Finot, a eu le cœur de se mettre à plat ventre devant ceux qui pouvaient le servir, et la finesse d’être insolent avec ceux dont il n’avait plus besoin. Semblable à l’un des grotesques du ballet de Gustave, il est marquis par derrière et vilain par devant. Ce prélat industriel entretient un caudataire, Émile Blondet, rédacteur de journaux, homme de beaucoup d’esprit, mais décousu, brillant, capable, paresseux, se sachant exploité, se laissant faire, perfide, comme il est bon, par caprices ; un de ces hommes que l’on aime et que l’on n’estime pas. Fin comme une soubrette de comédie, incapable de refuser sa plume à qui la lui demande, et son cœur à qui le lui emprunte, Émile est le plus séduisant de ces hommes-filles de qui le plus fantasque de nos gens d’esprit a dit : « Je les aime mieux en souliers de satin qu’en bottes. » Le troisième, nommé Couture, se maintient par la Spéculation. Il ente affaire sur affaire, le succès de l’une couvre l’insuccès de l’autre. Aussi vit-il à fleur d’eau soutenu par la force nerveuse de son jeu, par une coupe roide et audacieuse. Il nage de ci, de là, cherchant dans l’immense mer des intérêts parisiens un îlot assez contestable pour pouvoir s’y loger. Évidemment, il n’est pas à sa place. Quant au dernier, le plus malicieux des quatre, son nom suffira : Bixiou ! Hélas ! ce n’est plus le Bixiou de 1825, mais celui de 1836, le misanthrope bouffon à qui l’on connaît le plus de verve et de mordant, un diable enragé d’avoir dépensé tant d’esprit en pure perte, furieux de ne pas avoir ramassé son épave dans la dernière révolution, donnant son coup de pied à chacun en vrai Pierrot des Funambules, sachant son époque et les aventures scandaleuses sur le bout de son doigt, les ornant de ses inventions drôlatiques, sautant sur toutes les épaules comme un clown, et tâchant d’y laisser une marque à la façon du bourreau.

Après avoir satisfait aux premières exigences de la gourmandise, nos voisins arrivèrent où nous en étions de notre dîner, au dessert ; et, grâce à notre coite tenue, ils se crurent seuls. À la fumée des cigares, à l’aide du vin de Champagne, à travers les amusements gastronomiques du dessert, il s’entama donc une intime conversation. Empreinte de cet esprit glacial qui roidit les sentiments les plus élastiques, arrête les inspirations les plus généreuses, et donne au rire quelque chose d’aigu, cette causerie pleine de l’âcre ironie qui change la gaîté en ricanerie, accusa l’épuisement d’âmes livrées à elles-mêmes, sans autre but que la satisfaction de l’égoïsme, fruit de la paix où nous vivons. Ce pamphlet contre l’homme que Diderot n’osa pas publier, le Neveu de Rameau ; ce livre, débraillé tout exprès pour montrer des plaies, est seul comparable à ce pamphlet dit sans aucune arrière-pensée, où le mot ne respecta même point ce que le penseur discute encore, où l’on ne construisit qu’avec des ruines, où l’on nia tout, où l’on n’admira que ce que le scepticisme adopte : l’omnipotence, l’omniscience, l’omniconvenance de l’argent. Après avoir tiraillé dans le cercle des personnes de connaissance, la Médisance se mit à fusiller les amis intimes. Un signe suffit pour expliquer le désir que j’avais de rester et d’écouter au moment où Bixiou prit la parole, comme on va le voir. Nous entendîmes alors une de ces terribles improvisations qui valent à cet artiste sa réputation auprès de quelques esprits blasés, et, quoique souvent interrompue, prise et reprise, elle fut sténographiée par ma mémoire. Opinions et forme, tout y est en dehors des conditions littéraires. Mais c’est ce que cela fut : un pot-pourri de choses sinistres qui peint notre temps, auquel l’on ne devrait raconter que de semblables histoires, et j’en laisse d’ailleurs la responsabilité au narrateur principal. La pantomime, les gestes, en rapport avec les fréquents changements de voix par lesquels Bixiou peignait les interlocuteurs mis en scène, devaient être parfaits, car ses trois auditeurs laissaient échapper des exclamations approbatives et des interjections de contentement.

— Et Rastignac t’a refusé ? dit Blondet à Finot.

— Net.

— Mais l’as-tu menacé des journaux, demanda Bixiou.

— Il s’est mis à rire, répondit Finot.

— Rastignac est l’héritier direct de feu de Marsay, il fera son chemin en politique comme dans le monde, dit Blondet.

— Mais comment a-t-il fait sa fortune, demanda Couture. Il était en 1819 avec l’illustre Bianchon, dans une misérable pension du quartier latin ; sa famille mangeait des hannetons rôtis et buvait le vin du cru, pour pouvoir lui envoyer cent francs par mois ; le domaine de son père ne valait pas mille écus ; il avait deux sœurs et un frère sur les bras, et maintenant…

— Maintenant, il a quarante mille livres de rentes, reprit Finot : chacune de ses sœurs a été richement dotée, noblement mariée, et il a laissé l’usufruit du domaine à sa mère…

— En 1827, dit Blondet, je l’ai encore vu sans le sou.

— Oh ! en 1827, dit Bixiou.

— Eh ! bien, reprit Finot, aujourd’hui nous le voyons en passe de devenir ministre, pair de France et tout ce qu’il voudra être ! Il a depuis trois ans fini convenablement avec Delphine, il ne se mariera qu’à bonnes enseignes, et il peut épouser une fille noble, lui ! Le gars a eu le bon esprit de s’attacher à une femme riche.

— Mes amis, tenez-lui compte des circonstances atténuantes, dit Blondet, il est tombé dans les pattes d’un homme habile en sortant des griffes de la misère.

— Tu connais bien Nucingen, dit Bixiou ; dans les premiers temps, Delphine et Rastignac le trouvaient bon ; une femme semblait être, pour lui, dans sa maison, un joujou, un ornement. Et voilà ce qui, pour moi, rend cet homme carré de base comme de hauteur : Nucingen ne se cache pas pour dire que sa femme est la représentation de sa fortune, une chose indispensable, mais secondaire dans la vie à haute pression des hommes politiques et des grands financiers. Il a dit, devant moi, que Bonaparte avait été bête comme un bourgeois dans ses premières relations avec Joséphine, et qu’après avoir eu le courage de la prendre comme un marchepied, il avait été ridicule en voulant faire d’elle une compagne.

— Tout homme supérieur doit avoir, sur les femmes, les opinions de l’Orient, dit Blondet.

— Le baron a fondu les doctrines orientales et occidentales en une charmante doctrine parisienne. Il avait en horreur de Marsay qui n’était pas maniable, mais Rastignac lui a plu beaucoup et il l’a exploité sans que Rastignac s’en doutât : il lui a laissé toutes les charges de son ménage. Rastignac a endossé tous les caprices de Delphine, il la menait au bois, il l’accompagnait au spectacle. Ce grand petit homme politique d’aujourd’hui a long-temps passé sa vie à lire et à écrire de jolis billets. Dans les commencements, Eugène était grondé pour des riens, il s’égayait avec Delphine quand elle était gaie, s’attristait quand elle était triste, il supportait le poids de ses migraines, de ses confidences, il lui donnait tout son temps, ses heures, sa précieuse jeunesse pour combler le vide de l’oisiveté de cette Parisienne. Delphine et lui tenaient de grands conseils sur les parures qui allaient le mieux, il essuyait le feu des colères et la bordée des boutades ; tandis que, par compensation, elle se faisait charmante pour le baron. Le baron riait à part lui : puis, quand il voyait Rastignac pliant sous le poids de ses charges, il avait l’air de soupçonner quelque chose, et reliait les deux amants par une peur commune.

— Je conçois qu’une femme riche ait fait vivre et vivre honorablement Rastignac ; mais où a-t-il pris sa fortune, demanda Couture. Une fortune, aussi considérable que la sienne aujourd’hui, se prend quelque part, et personne ne l’a jamais accusé d’avoir inventé une bonne affaire ?

— Il a hérité, dit Finot.

— De qui ? dit Blondet.

— Des sots qu’il a rencontrés, reprit Couture.

— Il n’a pas tout pris, mes petits amours, dit Bixiou :

Remettez-vous d’une alarme aussi chaude ;
Nous vivons dans un temps très ami de la fraude.

Je vais vous raconter l’origine de sa fortune. D’abord, hommage au talent ! Notre ami n’est pas un gars, comme dit Finot, mais un gentleman qui sait le jeu, qui connaît les cartes et que la galerie respecte. Rastignac a tout l’esprit qu’il faut avoir dans un moment donné, comme un militaire qui ne place son courage qu’à quatre-vingt-dix jours, trois signatures et des garanties. Il paraîtra cassant, brise-raison, sans suite dans les idées, sans constance dans ses projets, sans opinion fixe, mais s’il se présente une affaire sérieuse, une combinaison à suivre, il ne s’éparpillera pas, comme Blondet que voilà ! et qui discute alors pour le compte du voisin, Rastignac se concentre, se ramasse, étudie le point où il faut charger, et il charge à fond de train. Avec la valeur de Murat, il enfonce les carrés, les actionnaires, les fondateurs et toute la boutique ; quand la charge a fait son trou, il rentre dans sa vie molle et insouciante, il redevient l’homme du midi, le voluptueux, le diseur de riens, l’inoccupé Rastignac, qui peut se lever à midi parce qu’il ne s’est pas couché au moment de la crise.

— Voilà qui va bien, mais arrive donc à sa fortune, dit Finot.

— Bixiou ne nous fera qu’une charge, reprit Blondet. La fortune de Rastignac, c’est Delphine de Nucingen, femme remarquable, et qui joint l’audace à la prévision.

— T’a-t-elle prêté de l’argent ? demanda Bixiou.

Un rire général éclata.

— Vous vous trompez sur elle, dit Couture à Blondet, son esprit consiste à dire des mots plus ou moins piquants, à aimer Rastignac avec une fidélité gênante, à lui obéir aveuglément, une femme tout à fait italienne.

— Argent à part, dit aigrement Andoche Finot.

— Allons, allons, reprit Bixiou d’une voix pateline, après ce que nous venons de dire, osez-vous encore reprocher à ce pauvre Rastignac d’avoir vécu aux dépens de la maison Nucingen, d’avoir été mis dans ses meubles ni plus ni moins que la Torpille jadis par notre ami des Lupeaulx ? vous tomberiez dans la vulgarité de la rue Saint-Denis. D’abord, abstraitement parlant, comme dit Royer-Collard, la question peut soutenir la critique de la raison pure, quant à celle de la raison impure…

— Le voilà lancé ! dit Finot à Blondet.

— Mais, s’écria Blondet, il a raison. La question est très ancienne, elle fut le grand mot du fameux duel à mort entre la Châteigneraie et Jarnac. Jarnac était accusé d’être en bons termes, avec sa belle-mère, qui fournissait au faste du trop aimé gendre. Quand un fait est si vrai, il ne doit pas être dit. Par dévouement pour le roi Henri II, qui s’était permis cette médisance, la Châteigneraie la prit sur son compte ; de là ce duel qui a enrichi la langue française de l’expression : coup de Jarnac.

— Ha ! l’expression vient de si loin, elle est donc noble, dit Finot.

— Tu pouvais ignorer cela en ta qualité d’ancien propriétaire de journaux et Revues, dit Blondet.

— Il est des femmes, reprit gravement Bixiou, il est aussi des hommes qui peuvent scinder leur existence, et n’en donner qu’une partie (remarquez que je vous phrase mon opinion d’après la formule humanitaire). Pour ces personnes, tout intérêt matériel est en dehors des sentiments ; elles donnent leur vie, leur temps, leur honneur à une femme, et trouvent qu’il n’est pas comme il faut de gaspiller entre soi du papier de soie où l’on grave : La loi punit de mort le contrefacteur. Par réciprocité, ces gens n’acceptent rien d’une femme. Oui, tout devient déshonorant s’il y a fusion des intérêts comme il y a fusion des âmes. Cette doctrine se professe, elle s’applique rarement…

— Hé ! dit Blondet, quelles vétilles ! Le maréchal de Richelieu, qui se connaissait en galanterie, fit une pension de mille louis à madame de La Popelinière, après l’aventure de la plaque de cheminée. Agnès Sorel apporta tout naïvement au roi Charles VII sa fortune, et le roi la prit. Jacques Cœur a entretenu la couronne de France, qui s’est laissé faire, et fut ingrate comme une femme.

— Messieurs, dit Bixiou, l’amour qui ne comporte pas une indissoluble amitié me semble un libertinage momentané. Qu’est-ce qu’un entier abandon où l’on se réserve quelque chose ? Entre ces deux doctrines, aussi opposées et aussi profondément immorales l’une que l’autre, il n’y a pas de conciliation possible. Selon moi, les gens qui craignent une liaison complète ont sans doute la croyance qu’elle peut finir, et adieu l’illusion ! La passion qui ne se croit pas éternelle est hideuse. (Ceci est du Fénelon tout pur.) Aussi, ceux à qui le monde est connu, les observateurs, les gens comme il faut, les hommes bien gantés et bien cravatés, qui ne rougissent pas d’épouser une femme pour sa fortune, proclament-ils comme indispensable une complète scission des intérêts et des sentiments. Les autres sont des fous qui aiment, qui se croient seuls dans le monde avec leur maîtresse ! Pour eux, les millions sont de la boue ; le gant, le camélia porté par l’idole vaut des millions ! Si vous ne retrouvez jamais chez eux le vil métal dissipé, vous trouvez des débris de fleurs cachés dans de jolies boîtes de cèdre ! Ils ne se distinguent plus l’un de l’autre. Pour eux, il n’y a plus de moi. Toi, voilà leur Verbe incarné. Que voulez-vous ? Empêcherez-vous cette maladie secrète du cœur ? Il y a des niais qui aiment sans aucune espèce de calcul, et il y a des sages qui calculent en aimant.

— Bixiou me semble sublime, s’écria Blondet. Qu’en dit Finot ?

— Partout ailleurs, répondit Finot en se posant dans sa cravate, je dirais comme les gentlemen ; mais ici je pense…

— Comme les infâmes mauvais sujets avec lesquels tu as l’honneur d’être, reprit Bixiou.

— Ma foi, oui, dit Finot.

— Et toi ? dit Bixiou à Couture.

— Niaiseries, s’écria Couture. Une femme qui ne fait pas de son corps un marchepied, pour faire arriver au but l’homme qu’elle distingue, est une femme qui n’a de cœur que pour elle.

— Et toi, Blondet ?

— Moi, je pratique.

— Eh ! bien, reprit Bixiou de sa voix la plus mordante, Rastignac n’était pas de votre avis. Prendre et ne pas rendre est horrible et même un peu léger ; mais prendre pour avoir le droit d’imiter le seigneur, en rendant le centuple, est un acte chevaleresque. Ainsi pensait Rastignac. Rastignac était profondément humilié de sa communauté d’intérêts avec Delphine de Nucingen, je puis parler de ses regrets, je l’ai vu les larmes aux yeux déplorant sa position. Oui, il en pleurait véritablement !… après souper. Hé ! bien, selon vous…

— Ah ! çà, tu te moques de nous, dit Finot.

— Pas le moins du monde. Il s’agit de Rastignac, dont la douleur serait selon vous une preuve de sa corruption, car alors il aimait beaucoup moins Delphine ! Mais que voulez-vous ? le pauvre garçon avait cette épine au cœur. C’est un gentilhomme profondément dépravé, voyez-vous, et nous sommes de vertueux artistes. Donc, Rastignac voulait enrichir Delphine, lui pauvre, elle riche ! Le croirez-vous ?… il y est parvenu. Rastignac, qui se serait battu comme Jarnac, passa dès lors à l’opinion de Henri II, en vertu de son grand mot : Il n’y a pas de vertu absolue, mais des circonstances. Ceci tient à l’histoire de sa fortune.

— Tu devrais bien nous entamer ton conte au lieu de nous induire à nous calomnier nous-mêmes, dit Blondet avec une gracieuse bonhomie.

— Ha ! ha ! mon petit, lui dit Bixiou en lui donnant le baptême d’une petite tape sur l’occiput, tu te rattrapes au vin de Champagne.

— Hé, par le saint nom de l’Actionnaire, dit Couture, raconte-nous ton histoire ?

— J’y étais d’un cran, repartit Bixiou ; mais avec ton juron, tu me mets au dénoûment.

— Il y a donc des actionnaires dans l’histoire, demanda Finot.

— Richissimes comme les tiens, répondit Bixiou.

— Il me semble, dit Finot d’un ton gourmé, que tu dois des égards à un bon enfant chez qui tu trouves dans l’occasion un billet de cinq cents…

— Garçon ! cria Bixiou.

— Que veux-tu au garçon ? lui dit Blondet.

— Faire rendre à Finot ses cinq cents francs, afin de dégager ma langue et déchirer ma reconnaissance.

— Dis ton histoire, reprit Finot en feignant de rire.

— Vous êtes témoins, dit Bixiou, que je n’appartiens pas à cet impertinent qui croit que mon silence ne vaut que cinq cents francs ! tu ne seras jamais ministre, si tu ne sais pas jauger les consciences. Eh ! bien, oui, dit-il d’une voix câline, mon bon Finot, je dirai l’histoire sans personnalités, et nous serons quittes.

— Il va nous démontrer, dit en souriant Blondet, que Nucingen a fait la fortune de Rastignac.

— Tu n’en es pas si loin que lu le penses, reprit Bixiou. Vous ne connaissez pas ce qu’est Nucingen, financièrement parlant.

— Tu ne sais seulement pas, dit Blondet, un mot de ses débuts ?

— Je ne l’ai connu que chez lui, dit Bixiou, mais nous pourrions nous être vus autrefois sur la grand’route.

— La prospérité de la maison Nucingen est un des phénomènes les plus extraordinaires de notre époque, reprit Blondet. En 1804, Nucingen était peu connu. Les banquiers d’alors auraient tremblé de savoir sur la place cent mille écus de ses acceptations. Ce grand financier sent alors son infériorité. Comment se faire connaître ? Il suspend ses paiements. Bon ! Son nom, restreint à Strasbourg et au quartier Poissonnière, retentit sur toutes les places ! il désintéresse son monde avec des valeurs mortes, et reprend ses paiements : aussitôt son papier se fait dans toute la France. Par une circonstance inouïe, les valeurs revivent, reprennent faveur, donnent des bénéfices. Le Nucingen est très recherché. L’année 1815 arrive, mon gars réunit ses capitaux, achète des fonds avant la bataille de Waterloo, suspend ses paiements au moment de la crise, liquide avec des actions dans les mines de Wortschin qu’il s’était procurées à vingt pour cent au-dessous de la valeur à laquelle il les émettait lui-même ! oui, messieurs ! Il prend à Grandet cent cinquante mille bouteilles de vin de Champagne pour se couvrir en prévoyant la faillite de ce vertueux père du comte d’Aubrion actuel, et autant à Duberghe en vins de Bordeaux. Ces trois cent mille bouteilles acceptées, acceptées, mon cher, à trente sous, il les a fait boire aux Alliés, à six francs, au Palais-Royal de 1817 à 1819. Le papier de la maison Nucingen et son nom deviennent européens. Cet illustre baron s’est élevé sur l’abîme où d’autres auraient sombré. Deux fois, sa liquidation a produit d’immenses avantages à ses créanciers : il a voulu les rouer, impossible ! Il passe pour le plus honnête homme du monde. À la troisième suspension, le papier de la maison Nucingen se fera en Asie, au Mexique, en Australasie, chez les Sauvages. Ouvrard est le seul qui ait deviné cet Alsacien, fils de quelque juif converti par ambition : « Quand Nucingen lâche son or, disait-il, croyez qu’il saisit des diamants ! »

— Son compère du Tillet le vaut bien, dit Finot. Songez donc que du Tillet est un homme qui, en fait de naissance, n’en a que ce qui nous est indispensable pour exister, et que ce gars, qui n’avait pas un liard en 1814, est devenu ce que vous le voyez ; mais ce qu’aucun de nous (je ne parle pas de toi, Couture) n’a su faire, il a eu des amis au lieu d’avoir des ennemis. Enfin, il a si bien caché ses antécédents, qu’il a fallu fouiller des égouts pour le trouver commis chez un parfumeur de la rue Saint-Honoré, pas plus tard qu’en 1814.

— Ta ! ta ! ta ! reprit Bixiou, ne comparez jamais à Nucingen un petit carotteur comme du Tillet, un chacal qui réussit par son odorat, qui devine les cadavres et arrive le premier pour avoir le meilleur os. Voyez d’ailleurs ces deux hommes : l’un a la mine aiguë des chats, il est maigre, élancé ; l’autre est cubique, il est gras, il est lourd comme un sac, immobile comme un diplomate. Nucingen a la main épaisse et un regard de loup-cervier qui ne s’anime jamais ; sa profondeur n’est pas en avant, mais en arrière : il est impénétrable, on ne le voit jamais venir, tandis que la finesse de du Tillet ressemble, comme le disait Napoléon de je ne sais qui, à du coton filé trop fin, il casse.

— Je ne vois à Nucingen d’autre avantage sur du Tillet que d’avoir le bon sens de deviner qu’un financier ne doit être que baron, tandis que du Tillet veut se faire nommer comte en Italie, dit Blondet.

— Blondet ?… un mot, mon enfant, reprit Couture. D’abord Nucingen a osé dire qu’il n’y a que des apparences d’honnête homme ; puis, pour le bien connaître, il faut être dans les affaires. Chez lui, la banque est un très petit département : il y a les fournitures du gouvernement, les vins, les laines, les indigos, enfin tout ce qui donne matière à un gain quelconque. Son génie embrasse tout. Cet éléphant de la Finance vendrait des Députés au Ministère, et les Grecs aux Turcs. Pour lui le commerce est, dirait Cousin, la totalité des variétés, l’unité des spécialités. La Banque envisagée ainsi devient toute une politique, elle exige une tête puissante, et porte alors un homme bien trempé à se mettre au-dessus des lois de la probité dans lesquelles il se trouve à l’étroit.

— Tu as raison, mon fils, dit Blondet. Mais nous seuls, nous comprenons que c’est alors la guerre portée dans le monde de l’argent. Le banquier est un conquérant qui sacrifie des masses pour arriver à des résultats cachés, ses soldats sont les intérêts des particuliers. Il a ses stratagèmes à combiner, ses embuscades à tendre, ses partisans à lancer, ses villes à prendre. La plupart de ces hommes sont si contigus à la Politique, qu’ils finissent par s’en mêler, et leurs fortunes y succombent. La maison Necker s’y est perdue, le fameux Samuel Bernard s’y est presque ruiné. Dans chaque siècle, il se trouve un banquier de fortune colossale qui ne laisse ni fortune ni successeur. Les frères Pâris, qui contribuèrent à abattre Law, et Law lui-même, auprès de qui tous ceux qui inventent des Sociétés par actions sont des pygmées, Bouret, Baujon, tous ont disparu sans se faire représenter par une famille. Comme le Temps, la Banque dévore ses enfants. Pour pouvoir subsister, le banquier doit devenir noble, fonder une dynastie comme les prêteurs de Charles-Quint, les Fugger, créés princes de Babenhausen, et qui existent encore… dans l’Almanach de Gotha. La Banque cherche la noblesse par instinct de conservation, et sans le savoir peut-être. Jacques Cœur a fait une grande maison noble, celle de Noirmoutier, éteinte sous Louis XIII. Quelle énergie chez cet homme, ruiné pour avoir fait un roi légitime ! Il est mort prince d’une île de l’Archipel où il a bâti une magnifique cathédrale.

FIN DE L’EXTRAIT

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